Nullité des contrats de cession de droits voisins d’artistes interprètes

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Le demandeur a abandonné ses demandes dirigées contre les sociétés Tirade, Inven et Esturna. Les demandes en résiliation des contrats ont été rejetées car les contrats n’ont pas été résiliés et ont été transmis à la société Karakos. Les demandes en contrefaçon ont également été rejetées faute de preuves suffisantes. Les demandes reconventionnelles des défendeurs ont également été rejetées en raison de l’absence d’allégations de faits concrets. Le demandeur a été condamné aux dépens.

* * *

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

N° RG 21/05767
N° Portalis 352J-W-B7F-CUJGD

N° MINUTE :

Assignation du :
31 Mars 2021

JUGEMENT
rendu le 19 Janvier 2024
DEMANDEUR

Monsieur [K], [T] [I]
[Adresse 3]
[Localité 6]

représenté par Maître Benoit HURET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0675

DÉFENDERESSES

S.A.R.L. LES DISQUES CARACTÈRES dénommée Karakos
Productions & Publishing
[Adresse 2]
[Localité 5]

Madame [X] [S]
[Adresse 4]
[Localité 5]

Société ADAGEO BV
[Adresse 11]
[Localité 10] (PAYS-BAS)

représentée par Maître Dominique PENIN du LLP KRAMER LEVIN NAFTALIS & FRANKEL LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0008

Société INVEN INTERNATIONAL HOLDING BV
[Adresse 11]
[Localité 10] (PAYS-BAS)

Société ESTURNA HOLDING NV
[Adresse 7] (CURAÇAO)

Société TIRADE LTD / MRC
[Adresse 9],
[Adresse 1]
[Localité 8] (ROYAUME-UNI)

défaillantes
Copies délivrées le :
– Maître HURET #G675
– Maître PENIN #J008

Decision du 19 janvier 2023
3ème chambre – 2ème section
N° RG 21/05767 – N° Portalis 352J-W-B7F-CUJGD

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-président
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistée de Monsieur Quentin CURABET, Greffier lors des débats et de Madame Lorine MILLE, Greffière lors du prononcé.

DEBATS

La procédure s’est déroulée sans audience dans les conditions prévues aux articles 778 du code de procédure civile et L. 212-5-2 du code l’organisation judiciaire.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 20 Octobre 2023 puis prorogé au 19 Janvier 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Réputé contradictoire
en premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Faits à l’origine du litige

1. M. [I] a écrit ou composé plusieurs oeuvres musicales, interprétées par lui-même ou par le groupe Cortex dont il était membre fondateur. Les membres du groupe Cortex, dont M. [I], ont cédé à une société Sonodisc leurs droits « actuels ou à venir » sur les interprétations enregistrées, par contrat d’enregistrement exclusif du 1er juillet 1975, auquel il a été mis fin après l’enregistrement d’un dernier album par un contrat du 22 février 1977. Un « avenant » conclu le 25 septembre 2000 entre M. [I], un autre membre du groupe Cortex, M. [R], et la société Sonodisc, prévoit de nouvelles modalités de paiement des redevances sur la vente des enregistrements.

2. Le groupe Cortex a enregistré pour la société Sonodisc deux albums (Troupeau bleu et Volume 2), deux singles (L’Enfant samba et Mary & Jeff) et un « maxi single » (Medley).

3. Les droits de la société Sonodisc ont été transmis à une société Nextmusic.

4. M. [I] a également concédé en licence à cette société Nextmusic, le 23 aout 2002, les droits d’exploitations sur l’enregistrement d’un autre album, [K] [I] in New York, dont il se disait producteur.

5. La société Nextmusic a été placée en liquidation judiciaire en 2005 et son fonds de commerce cédé à une société HMLO le 28 juillet 2005, puis à d’autres sociétés dont la société Inven, aux droits desquelles est venue la société Adageo qui les a concédés à la société ‘Les disques caractères’, renommée depuis Karakos (la société Karakos). Cette dernière société, qui a finalement absorbé la société Adageo, vient ainsi aux droits de la société HMLO et estime à ce titre venir aux droits de la société Nextmusic.

6. Lors de la liquidation judiciaire de la société Nextmusic, M. [I], se plaignant du non-paiement des redevances dues et de l’existence de disques « pirates » contre lesquels la société Nextmusic n’aurait pas lutté, a demandé le 16 juin 2005 au liquidateur d’une part « l’annulation » de l’avenant du « 2 septembre 2000 » avec la société Sonodisc portant sur les albums du groupe Cortex ainsi que la « récupération de [sa] propriété sur les enregistrements de Cortex », d’autre part « l’annulation » du contrat du 23 aout 2002 sur l’album [K] [I] in New York ainsi que la « récupération de tous les éléments (…) ayant servi à la fabrication » et « la récupération des CD invendus ».

7. M. [I] a par ailleurs cédé ses droits d’auteur sur plusieurs oeuvres musicales, par plusieurs contrats d’édition conclus entre 1975 et 1977, à une société Espérance, qui les a cédés à une société Call me.

8. Il a en outre conclu le 25 avril 2001 un contrat d’enregistrement avec une société Caravage, pour d’autres oeuvres musicales, par lequel il a cédé à celle-ci ses droits sur les interprétations enregistrées.

9. Après la liquidation de la société Nextmusic, M. [I] et la société Adageo, s’estimant chacun seul investi des droits nécessaires, ont séparément exploité ou fait exploiter plusieurs albums du groupe Cortex ou de M. [I] seul. Tandis que la seconde a engagé des démarches auprès de distributeurs (Itunes) pour faire cesser l’exploitation menée par le premier, celui-ci a déposé une plainte pour contrefaçon auprès du procureur de la République le 19 juillet 2013 puis une plainte avec constitution de partie civile le 2 avril 2015. Au terme de l’information judiciaire, par ordonnance de non-lieu du 12 juin 2020, le juge d’instruction, estimant que M. [I] avait mis fin aux contrats le liant à la société Nextmusic lors de la liquidation de celle-ci et que par conséquent l’exploitation de ses oeuvres sans son accord par la société Adageo était une contrefaçon, mais constatant que la personne physique contrôlant cette société était décédée et qu’il n’existait pas de charge suffisante contre d’autres personnes, a déclaré n’y avoir lieu à suivre en l’état.

Procédure

10. C’est dans ce contexte que M. [I] a assigné la société Karakos, la société de droit néerlandais Adageo, la société de droit anglais Tirade et la veuve du bénéficiaire effectif décédé de ces sociétés, Mme [S], les 31 mars, 15 avril et 21 avril 2021, en contrefaçon. Il a également vainement tenté d’assigner la société de droit néerlandais Inven (radiée du registre du commerce) et la société de droit curaçaen Esturna.

11. La société Karakos ayant indiqué à l’audience de plaidoirie le 9 décembre 2022 que les sociétés non comparantes étaient dissoutes et que les droits qu’elles avaient pu détenir avaient été réunis dans son patrimoine, la clôture initialement prononcée a été révoquée afin d’en tenir compte. L’instruction a finalement été close le 6 juillet 2023 et l’affaire jugée sans (nouvelle) audience avec l’accord des parties.

Prétentions des parties

12. M. [I], dans ses dernières conclusions (4 juillet 2023), résiste aux demandes reconventionnelles et, estimant être titulaire des droits sur 12 albums et demandant à défaut la résiliation du contrat avec Sonodisc du 1er juillet 1975, de son avenant du 25 septembre 2000 et du contrat avec Nextmusic du 23 aout 2002,
demande par conséquent de :
– ordonner à la société Karakos et à Mme [S] de cesser d’exploiter ses oeuvres et en particulier ses 12 albums, sous astreinte, de lui remettre les matériels en leur possession et objets reproduisant ses oeuvres, outre le rappel et la confiscation des oeuvres portant atteinte à ses droits,
– les condamner in solidum à lui payer, à titre de dommages et intérêts, « l’intégralité des redevances et bénéfices » (qu’elles ont) perçus dans le cadre de « l’exploitation illicite de ses oeuvres, sur décomptes de redevances certifiés conformes par expert comptable », ainsi que 50 000 euros au titre de son manque à gagner pour les opérations commerciales n’ayant pu avoir lieu et 100 000 euros pour son préjudice moral,
– outre la publication du jugement et 20 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

13. Les 12 albums objets des demandes sont les suivants, avec les titres qu’ils contiennent, certains de ceux-ci étant présents dans plusieurs albums :
1- [K] [I] in New York
2- [K] [I] trio live on tour in Europe
3- Troupeau bleu
4- Cortex volume 2
5- L’Enfant samba (single)
6- Cortex medley (maxi single)
7- Les Oiseaux morts (single)
8- Pourquoi
9- Cortex inedit ’79
10- I heard a sigh
11- Cortex anthology, best of Cortex
12- Some soul food, the [K] [I] trio

14. Les sociétés Karakos et Adageo et Mme [S], dans leurs dernières conclusions (15 juin 2023)
– estiment M. [I] irrecevable en toutes ses demandes car agissant sans être autorisé par les autres membres du groupe Cortex, et irrecevable en ses demandes dirigées contre Mme [S] faute d’intérêt à agir,
– résistent aux demandes sur le fond,
– reconventionnellement demandent qu’il soit interdit à M. [I] d’exploiter les enregistrements de 6 albums du groupe Cortex, sous astreinte, ainsi que sa condamnation à payer à la société Karakos et à la société Adageo une indemnité provisionnelle de 30 000 euros chacune, une expertise judiciaire pour déterminer le produit de l’exploitation (faite par M. [I]), outre 15 000 euros à chacune d’elles trois au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

15. Les albums qu’elles invoquent sont les 5 albums du groupe Cortex déjà invoqués par M. [I] (les albums 3, 4, 5, 6, 11) ainsi qu’un autre album, Mary & Jeff (single) (titre également inclus dans l’album 3- Troupeau bleu).

Moyens des parties

16. M. [I], contre la contestation de son droit d’agir, affirme être auteur des oeuvres en cause, soit seul soit avec M. [R] qui lui a remis un pouvoir exprès depuis la liquidation de la société Nextmusic, pouvoir qu’il estime valable pour la présente procédure qui en est une suite directe.

17. Sur le fond, il expose à titre principal que les contrats qu’il avait conclus ont été résiliés à sa demande lors de la liquidation judiciaire de la société Nextmusic et qu’il a exercé son droit de préemption sur les exemplaires fabriqués, conformément à l’article L. 132-15 du code de la propriété intellectuelle, outre que le liquidateur lui a confirmé qu’aucune cession de contrat d’auteur n’était intervenue, ni d’aucun contrat concernant Cortex ou M. [I] à l’une des sociétés aux droits desquelles se trouve la société Karakos, de sorte qu’il a pu « retrouver l’entier bénéfice de ses droits sur ses oeuvres ». En outre, expose-t-il, l’exploitation a été faite sans son accord et aucune redevance ne lui a été versée depuis, hormis un chèque en juin 2023, pour tenter de donner l’apparence d’une exploitation normale, estime-t-il, et qu’il a refusé d’encaisser. Il ajoute que l’information judiciaire a conclu sans ambigüité à une atteinte à ses droits.

18. Subsidiairement, il soutient que la cession par la société Nextmusic en liquidation ne lui est pas opposable car les contrats portant sur ses droits d’auteur sont des contrats d’édition, dont l’article L. 132-16 prévoit qu’ils ne peuvent être cédés qu’avec le consentement de l’auteur, et qu’ils ont été conclus intuitu personae. Plus subsidiairement, il demande la résiliation des contrats cédés en application du 2e alinéa du même article, en ce que l’aliénation du fonds de commerce de la société Nextmusic a gravement compromis selon lui ses intérêts matériels et moraux en tant qu’auteur, notamment au regard de l’absence de paiement de ses redevances, ou de l’exploitation non autorisée dans des compilations.

19.Il en conclut que l’exploitation des oeuvres sans son accord est une contrefaçon en vertu de l’article L. 335-2 du code de la propriété intellectuelle. Il se plaint, concrètement, d’une exploitation « notamment » sur le site internet believe.fr, et réclame plus généralement, au titre du préjudice financier, un décompte établi par la société Karakos, certifié par expert-comptable, des redevances qui lui sont dues du fait de l’exploitation par l’ensemble des sociétés dont les actifs ont été transmis à celle-ci. Il allègue également une perte liée au blocage, par les défenderesses, des sommes dues au titre de la réutilisation (sample) d’un de ses titres dans la chanson Amsterdam de l’artiste des Etats-Unis Rick Ross et plus généralement du blocage par les mêmes des exploitations qu’il avait entreprises.

20. Au titre de son préjudice moral, il soutient que les revendications et exploitations illicites par les parties assignées l’ont discrédité, que ces exploitations sont intervenues sans son accord et ont de ce fait porté atteinte à son droit moral, qu’elles ont été faites « en dehors [du] format et support d’origine [des oeuvres], au sein de compilations hétéroclites », portant ainsi atteinte selon lui à l’intégrité des oeuvres, et parfois sans respecter le droit au nom de l’auteur.

21. En réponse aux conclusions adverses, il conteste toute confusion entre son droit d’auteur et ses droits voisins et renvoie sur ce point à ses deux « mémoires complémentaires » communiqués au juge d’instruction. Il estime en outre que les demandes reconventionnelles « n’ont pas lieu d’être au regard de la violation [de ses] droits ».

22. En réponse aux dernières conclusions adverses, il constate que la société Karakos, par cessions de fonds de commerce et fusions, est devenue titulaire des droits des autres sociétés initialement assignées, et soutient que Mme [S], veuve du précédent bénéficiaire effectif de l’ensemble de ces sociétés, en est la nouvelle bénéficiaire.

**

23. Les défenderesses soutiennent que le demandeur est irrecevable car il n’était pas le seul membre du groupe Cortex et ne peut donc pas agir seul. Elles en déduisent également que le courrier que M. [I] avait adressé le 16 juin 2005 au liquidateur (de la société Nextmusic) n’a aucune portée car il ne pouvait pas engager le groupe. À l’égard de Mme [S], elles exposent que sa mise en cause est artificielle et abusive et que M. [I] n’a pas le droit d’agir à son encontre.

24. Elles estiment que M. [I] confond les droits d’auteur et les droits voisins : les droits d’artiste-interprète, qui ont été cédés en 1975 à la société Sonodisc, productrice des phonogrammes concernés et dès lors détentrice des droits du producteur de phonogramme. Elles rappellent que tous ces droits ont ensuite été acquis par la société Nextmusic, puis, lors de la liquidation de celle-ci, par une société HMLO puis par la société Adageo qui les a concédés à la société Karakos à compter du 1er décembre 2009, puis en dernier lieu par la société Karakos elle-même. Elles en déduisent que, exploitant à bon droit les droits voisins dont elle est titulaire, la société Karakos ne peut violer les droits de l’auteur.

25.Sur leur demande reconventionnelle, elles reprochent à M. [I] d’exploiter depuis 2008 les enregistrements du groupe Cortex en violation du droit de producteur de phonogramme appartenant à la société Karakos. Pour l’identification des faits litigieux, elles renvoient à leurs pièces 51 à 97.

MOTIVATION

26.M. [I] a abandonné ses demandes dirigées contre les sociétés Tirade, Inven et Esturna ; il s’en est donc désisté.

I . Sort des contrats et demande en résiliation

1 . Résiliation des contrats lors de la liquidation judiciaire

a. Résiliation du fait du courrier adressé au liquidateur

27.M. [I] se prévaut de la résiliation résultant selon lui du courrier adressé au liquidateur de la société Nextmusic demandant « l’annulation » du contrat de 2000 sur les albums du groupe Cortex et du contrat de licence de 2002 sur l’album [K] [I] in New York, par l’effet de l’article L. 132-15 du code de la propriété intellectuelle.

28. Aux termes de cet article, dans sa rédaction applicable à la date de la liquidation judiciaire de la société Nextmusic en 2005, lorsque la liquidation judiciaire est prononcée, l’auteur peut demander la résiliation du contrat, et le liquidateur ne peut procéder à la vente en solde des exemplaires fabriqués ni à leur réalisation que quinze jours après avoir averti l’auteur de son intention.

29. Toutefois, ce texte concerne le contrat d’édition, donc les droits de l’auteur sur son oeuvre et non les droits voisins de l’interprète sur sa prestation. Or le contrat du 25 septembre 2000 porte sur les droits des artistes sur les enregistrement, c’est-à-dire sur leurs droits voisins d’artistes interprètes au sens des articles L. 212-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. Ils ne concernent pas les droits de l’auteur (ou des auteurs) sur les oeuvres interprétées dans ces enregistrements. De même, le contrat de licence du 23 aout 2002 est une licence de droits voisins d’interprète et de producteur ; il ne porte pas sur des droits d’auteur.

30.Le moyen du demandeur, fondé sur une disposition inapplicable aux contrats en cause, est donc inopérant.

b. Nécessité de demander son consentement à une exploitation

31.M. [I] invoque en deuxième lieu le fait que même à supposer les contrats transmis par l’effet de la cession du fonds de commerce, l’exploitation s’est poursuivie sans son consentement et que celui-ci serait nécessaire. Il n’explique toutefois pas en quoi un tel consentement serait nécessaire au-delà de celui qui a été donné, précisément, par les contrats en cause. Ce moyen n’est donc pas fondé.

c. Absence de paiement

32.M. [I] se plaint de l’absence de paiement de redevances sans exposer en quoi, et en vertu de quelle disposition juridique, cette inexécution justifierait la résiliation des contrats ni, à supposer cette résiliation encourue, en quoi elle concernerait la cession des droits voisins qui n’est pas une obligation à exécution successive mais un transfert ponctuel et définitif de propriété que seule une nullité ou une résolution pourrait remettre en cause (voir, en ce sens, Cass. 1re Civ., 5 juillet 2006, pourvoi n° 04-20.283).

2 . Inopposabilité à l’égard de M. [I] de la cession intervenue lors de la liquidation

33.En vertu de l’article L. 132-16 du code de la propriété intellectuelle, invoqué par M. [I], l’éditeur ne peut transmettre le bénéfice du contrat d’édition à un tiers, indépendamment de son fonds de commerce, sans l’accord de l’auteur, et en cas d’aliénation du fonds de commerce, celui-ci peut obtenir réparation ou la résiliation du contrat si cette aliénation est de nature à compromettre gravement ses intérêts matériels ou moraux.

34.Toutefois, contrairement à ce qu’affirme M. [I], cette disposition concernant les droits de l’auteur n’est pas applicable aux contrats en cause, qui portent sur les droits voisins des artistes-interprètes (cf ci-dessus, point 29). Le moyen subsidiaire tiré du droit de l’auteur de s’opposer à la cession indépendamment du fonds de commerce, ainsi que le moyen plus subsidiaire tiré du droit de l’auteur de résilier le contrat cédé avec le fonds de commerce lorsque celle-ci est de nature à compromettre gravement ses intérêts, sont donc inopérants.

3 . Cession des contrats avec le fonds de commerce

35. Le fonds de commerce « d’édition d’enregistrements sonores » de la société Nextmusic a été cédé à la société HMLO le 28 juillet 2005 après autorisation donnée par le juge commissaire du tribunal de commerce le 29 juin 2005.

36. Les contrats n’ayant pas été résiliés par l’effet du courrier du 15 juin 2005 de M. [I] et relevant de l’activité du fonds cédé, ils faisaient partie de celui-ci. L’ordonnance du juge commissaire (pièce Karakos n°3) précise ainsi que le fonds comprend « le catalogue Nextmusic », ce qui s’entend, dans le domaine, comme les droits relatifs à un certain nombre d’oeuvres musicales, et l’acte de cession (pièce 5) précise que ce catalogue inclut les enregistrements tout en les distinguant des supports matériels que sont les masters, ce qui indique que les enregistrements désignent notamment les droits permettant de les exploiter.

37. Certes, le liquidateur a assuré à M. [I], dans un premier courrier en 2006, qu’aucun contrat de droit d’auteur n’avait été cédé, puis, dans un autre courrier en 2011, lui a « confirm[é] » qu’aucun contrat le concernant ou concernant le groupe Cortex n’avait été cédé à l’une ou l’autre des sociétés Inven, Redbay et Adageo. S’agissant de la seconde affirmation, qui peut sembler inexacte, elle est postérieure de plus de 6 ans à la cession, mentionne plusieurs sociétés mais pas la société HMLO qui est la cessionnaire du fonds de commerce, et confirme, à l’évidence, les termes d’une question qui lui a été posée. Ainsi, la réponse du liquidateur, limitée par les termes précis de la question qui lui était posée, n’est pas en contradiction avec le fait, démontré au point précédent, que les contrats ont été cédés à la société HMLO. En toute hypothèse, les propos du liquidateur après la cession ne sont pas de nature en eux-mêmes à priver le cessionnaire (ou ses successeurs) des droits qu’il a acquis.

38. Il n’est ensuite pas contesté que la société Karakos vient aux droits de la société HMLO.

39. Les contrats litigieux ont donc bien été transmis à la société Karakos, qui se trouve investie des droits voisins d’artistes-interprètes, dans la limite de ce qui était accordé par le contrat de 1975 et celui du 25 septembre 2000.

40. Par conséquent, les contrats n’ont pas été résiliés, M. [I] n’a pas « retrouvé » les droits voisins ou de producteur qu’il avait cédés ou concédés et la demande en résiliation, fondée sur des dispositions inapplicables ou infondée, est rejetée, de même que la demande en remise des matériels, dans la mesure où elle est fondée sur cette résiliation.

II . Demandes de M. [I] fondées sur la contrefaçon

41. M. [I] considère que l’exploitation menée par la société Karakos est contrefaisante car il a « recouvré l’intégralité de ses droits », mais il résulte de ce qui précède que tel n’est pas le cas. Il invoque également l’absence de paiement, mais il ne s’agit pas en soi d’une contrefaçon (au contraire, la créance de somme d’argent est due en vertu du contrat autorisant l’exploitation). Il invoque enfin l’exploitation dans des compilations, mais, à supposer que de telles compilations ne fussent pas incluses dans le droit d’exploitation des enregistrement cédé ou concédé par les contrats en cause, il ne vise pas de preuve au soutien de cette allégation.

42. Ses demandes en contrefaçon sont donc rejetées (y compris la demande de remise des matériels dans la mesure où elle peut être fondée également sur la contrefaçon).

III . Demandes reconventionnelles

43. En application de l’article 768 du code de procédure civile, les conclusions doivent comprendre une discussion des prétentions et des moyens et le tribunal n’examine les moyens au soutien des prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion.

44. La violation des droits de producteur de phonogramme de la société Karakos invoquée par les défenderesses concerne des faits qui ne sont pas identifiés dans la discussion. Celle-ci mentionne seulement « les premiers éléments découverts » sans les expliciter et renvoie aux pièces 51 à 97. Cette discussion ne comprend donc aucun moyen de fait au soutien des demandes en interdiction, dommages-intérêts provisionnels et expertise. L’absence d’allégation de faits concrets susceptibles de constituer une contrefaçon est également confirmé par la demande d’interdiction, qui ne vise aucun fait mais seulement l’exploitation, en général, des albums sur lesquels elle détient des droits, ce qui n’est que le rappel de la loi, ainsi que par la demande d’expertise, qui tend de façon générale à « rechercher (…) tout élément factuel de nature à permettre de chiffrer le produit de l’exploitation généré par la commercialisation des enregistrement susmentionnés sous quelque forme que ce soit ».

45. Ces demandes doivent pas conséquent être rejetées.

IV . Dispositions finales

46. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

47. Le demandeur perd le procès et doit donc être tenu aux dépens. Les défendeurs perdant néanmoins également en leurs demandes reconventionnelles, les demandes respectives des parties au titre de l’article 700 sont donc rejetées.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Constate le désistement de M. [I] à l’égard des sociétés Tirade, Inven et Esturna, et l’extinction du lien d’instance à leur égard ;

Rejette la demande de M. [I] en résiliation du contrat du 1er juillet 1975, de celui du 25 septembre 2000 et de celui du 23 aout 2002 ;

Rejette sa demande en remise des matériels reproduisant ses oeuvres ;

Rejette les demandes de M. [I] en contrefaçon (cessation, rappel, dommages et intérêts, publication) ;

Rejette les demandes reconventionnelles pour violation du droit de producteur de phonogramme (interdiction, provision, expertise) ;

Condamne M. [I] aux dépens mais Rejette les demandes de toutes les parties formées au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 19 janvier 2024

La GreffièreLa Présidente
Lorine MILLEIrène BENAC